On n’y a rien compris.
On s’acharne depuis quelques mois à trouver de quoi alimenter une année de liesse autour d’événements culturels hauts en couleurs. On s’étripe à trouver la bonne définition au mot « culture », on s’échine à imaginer le projet idéal subventionnable qui défoncera tous les pronostics en terme de rapport qualité-prix, on se pacse avec les institutions en dépit de nos opinions politiques tels des Faust en mal de Marguerite. Mais rien. On s’égare dans les chemins poussiéreux du régionalisme (oui Monsieur, la pastorale Maurel aussi, c’est de la culture…), on s’embourbe dans les terrains vagues de la danse moderne (oui Monsieur, ils sont nus et immobiles dans la boue sur fond d’une bande son évoquant le cri des octodons adultes et c’est de la culture, Monsieur, parfaitement). On s’entête.
On s’essore à conceptualiser l’installation d’art contemporain la moins onéreuse qui rapportera le plus de pognon, l’aventure théâtrale la plus imbécile qui fera se pâmer les bo-bios, l’attelage de foire le plus improbable qui étalera ses approximations sonores sur les trottoirs de la ville et qui attirera enfin la curiosité d’un journaliste de Libération en mal d’exotisme. Il faut bien le dire, on patauge. Les édiles s’étripent, les spécialistes pérorent ou moralisent selon leur rang sur les différents carnets de bal des organisateurs, les acteurs culturels sont à l’agachon (terme local utilisé dans la phase préliminaire de la pêche sous-marine). Alors que la solution est là, sous nos yeux.
Les évènements sportifs récents nous ont rappelé à l’ordre, et il était temps. Il aura suffi d’un simple trophée acquis par une équipe de foot que nombre de supporters comparaient à un troupeau de chèvres il y a seulement quelques mois pour que « le coeur de Marseille vibre à l’unisson et communie avec ses nouveaux héros, sportifs habiles et stratèges imparables qui ont rendu leur honneur à un peuple qui attendait contrit cet évènement depuis presque vingt ans » (aaah, la prose du journaliste sportif lorsqu’il est enthousiaste et en direct…).
Voilà, c’est tout. Une victoire inespérée et cinquante mille citoyens enthousiastes se rassemblent pour saluer leurs dieux du stade paradant sur les balcons de la mairie. Quelle image forte, cette foule exaltée avec tous ces bras droits tendus de concert, mains à plat, l’humérus dressé à 45° vers la tribune des vainqueurs (certains diront « à la Romaine », d’autres auront des références différentes ancrées sur des évènements historiques plus récents mais ce sont d’indécrottables rabat-joie). La messe est dite, et la conclusion de l’homélie est simple : maintenant, arrêtez de nous gonfler avec vos théories d’intellectuels poussiéreux et ne la ramenez plus avec vos discours autour de la création et de l’art. Ici, la culture, Monsieur, elle doit être populaire, elle doit s’adresser à tous, elle doit puiser ses fondements dans la tradition de la cité phocéenne, elle doit faire référence à cette qualité de vie incomparable que le monde entier nous envie, à ces habitudes comportementales, sociales, économiques, culinaires. Au soir de la victoire, mille bûchers se sont allumés comme autant de feux de joie pour célébrer la réalité de ce qu’est vraiment la culture populaire ici, et aussitôt les odeurs mélangées de saucisses et de merguez ont envahi les rues, comme autant d’oriflammes olfactives (vocabulaire emprunté aux journalistes spécialisés dans les émissions sur la cuisine).
Elle est là, la solution à tous nos problèmes, à toutes nos interrogations. C’est festif, c’est populaire, et c’est même rentable économiquement. Bien agencée, l’idée peut même, à moyen terme, réduire les déficits chroniques des budgets municipaux. Imaginez ? Dix mille barbeucs installés comme une nouvelle ligne Maginot, serpentant de la Gavotte au stade Vélodrome ! Et puis, voir enfin tous ces artistes indolents, tous ces intermittents parasites, tous ces graphistes conceptuels occupés à plonger leurs mains dans l’huile de friture et surveiller la cuisson des chipolatas pour une fois dans leur vie de privilégiés, à travailler à de vrais métiers, à accomplir enfin les habituelles tâches des honnêtes citoyens phocéens. Oublions cette notion fumeuse et ruineuse de culture… (D’ailleurs, si on y réfléchit bien, on pourrait même étendre ce principe d’éradication au concept de l’éducation en général… pfff, vraiment, l’éducation : un truc ruineux, épuisant et chronophage).
« 2013, capitale de la merguez », concept formidable et fédérateur. Belle idée, slogan poétique à rime riche. Les mauvais coucheurs peuvent toujours râler : la poésie, c’est de la culture aussi. Nous avons raté « 2006 capitale de la saucisse ». Nous aurions eu du mal avec « 2009 capitale de la côte de boeuf » à cause de la situation économique trop fragile de la ville. Nous aurions pu imaginer « 2010 capitale de la culture du cannabis » mais nous nous serions attiré les foudres des autorités douanières et sanitaires ainsi que les remarques désobligeantes des spécialistes des alexandrins. Non, définitivement, la bonne idée est là. L’adhésion populaire à ce projet a d’ailleurs été immédiate, certains n’ont pas attendu la fin de la première nuit de liesse pour tenter la merguez à base de girafe. Pas terrible, ça laisse un arrière-goût un peu amer. Mais c’est comme pour tous les projets ambitieux et novateurs, il faut bien respecter une phase d’adaptation avant que le commun des mortels ne s’en empare.
Philippe Carrese, mai 2010…